Trois questions à Emmanuel Petit

Emmanuel Petit est économiste et professeur à l’Université Montesquieu Bordeaux-IV. Ses travaux de recherche ont porté sur l’économie du care, puis sur l’économie des émotions, sujet de son ouvrage publié en 2015 aux Éditions La Découverte. Il est intervenu lors de notre « mini Université d’été (indien) », à Bordeaux le 3 octobre 2015, et il a bien voulu répondre à nos « Trois questions ».

Les émotions sont-elles devenues un savoir à enseigner dans les facultés d’économie en France ?

Portrait d’Emmanuel PetitDans de nombreuses sciences sociales, comme la psychologie, la philosophie, la sociologie ou même l’anthropologie, il existe une tradition d’analyse des émotions ou des affects permettant de comprendre leur rôle dans la société, ou plus précisément dans la conduite des comportements individuels. Pour les économistes, le thème des émotions est en fait beaucoup plus récent. Il existe des travaux précurseurs, comme ceux portant sur l’envie, le regret ou la déception, mais le véritable engouement des économistes pour les émotions date du début des années 2000.

C’est désormais toute la palette des émotions ou des affects qui est prise en compte, de l’anxiété à la gratitude en passant par l’humeur ou la honte.
Il faudra donc attendre quelques années pour que l’étude du rôle des émotions soit enseignée de façon systématique dans les facultés d’économie. Elle demeure encore réservée à certains étudiants en Master. Pour autant, il existe aussi un attrait considérable pour l’expérimentation en recherche en économie. L’expérimentation présente également de nombreuses vertus pédagogiques et on peut espérer que les enseignants-chercheurs l’utiliseront dans les premiers cycles universitaires dans les années à venir. Ce serait alors une bonne façon (interactive) d’enseigner l’étude des affects.

Il existe selon vous un « paternalisme émotionnel » (p. 91) qui serait un conditionnement établi par les politiques pour « inciter les individus à adopter des comportements qu’ils n’auraient pas spontanément ». Vous vous demandez peu après : « L’économiste peut-il à son tour devenir un “thérapeute” en jouant sur les émotions individuelles, pour amener les individus à maximiser leur bien-être individuel ? ». Quelles seraient les limites déontologiques de ce qui pourrait passer finalement pour une manipulation des foules, même pour le bien-être individuel ?

C’est une question délicate, qui représente un enjeu fondamental pour ce qu’on appelle l’économie du comportement. Si l’on regarde les choses en étant optimiste, on peut considérer que le paternalisme émotionnel représente une opportunité pour changer profondément la façon dont les économistes interviennent dans le débat public. En règle générale, les économistes supposent que les individus sont rationnels et que si on veut les inciter à adopter des comportements vertueux ou bénéfiques pour la collectivité ou pour eux-mêmes, il faut soit proposer des taxes soit envisager des subventions. Un économiste vous dira par exemple que pour faire baisser la consommation de tabac, il faut jouer sur le prix de vente. Même chose en ce qui concerne la régulation des comportements pro-environnementaux pour laquelle la variable « prix » demeure la variable clef pour l’économie.

Ce qu’apporte aujourd’hui l’économie comportementale, c’est de dire que les individus ne sont justement pas toujours rationnels, et que les outils traditionnels ne suffisent pas à les inciter à changer de comportement. Par exemple, il est bien connu que l’augmentation progressive du prix du paquet de cigarettes ne suffira pas à dissuader le fumeur de continuer à fumer. En raison notamment du processus d’addiction dans lequel il se trouve. Dès lors, il faut trouver d’autres types d’incitation pour changer les attitudes et les comportements, et parfois en jouant sur le fait que l’individu n’a pas toujours conscience de son irrationalité. Par exemple, si vous modifiez la chaîne d’un restaurant self, en disposant les sucreries en bout de chaîne (et non au début comme c’est souvent le cas), il est probable que vous diminuerez la consommation en sucre des individus. Vous améliorerez ainsi (à leur insu) leur santé tout en ayant respecté leurs possibilités de choix (il reste toujours possible de consommer les sucreries). Voilà pour la face positive du paternalisme.

Le revers de la médaille est cependant que vous manipulez d’une manière ou d’une autre les émotions d’autrui. Les publicitaires le font depuis longtemps bien entendu (c’est l’effet marque). Mais cela peut être plus problématique lorsque ce sont des autorités publiques ou des grandes entreprises qui utilisent des moyens de manipulation, même si c’est pour des motifs louables. On peut aussi redouter que les motifs ne le soient pas. Par exemple, on vante aujourd’hui beaucoup les avantages du plaisir ou de la joie au travail. Mais, il faut veiller à ce que cela ne devienne pas une façon pour renforcer l’intensité du travail effectué, ou encore pour prendre prétexte du fait que le plaisir au travail constituerait une forme de rémunération. En caricaturant un peu, ce n’est pas parce que les infirmières ont un « beau » métier (utile et demandant une réelle vocation) qu’elles n’ont pas le droit à une juste rémunération de leur activité.

Nouvelle Donne fait le pari qu’un discours économique peut être tenu au plus grand nombre des citoyens, en faisant appel à l’intelligence de chacun et en redonnant ainsi espoir en un avenir commun. L’espoir en politique est-il une émotion suffisante pour créer un « espoir économique » qui participerait au redémarrage de la machine économique ?

couverture économie des émotions

Éd. La Découverte, 2015

En sciences politiques, les émotions jouent un rôle très important. Ce sont souvent les émotions négatives, comme la peur, le dégoût ou la culpabilité, qui ont été étudiées. Des travaux récents ont mis par exemple en évidence comment une instrumentalisation de la peur a permis la mise en place de politiques conservatrices augmentant le contrôle des autorités sur les individus. Dans l’histoire politique, les comportements de stigmatisation ou d’ostracisme ont souvent été relayés par des émotions de haine, de jalousie voire de dégoût.

Il est clair qu’une société plus juste et plus harmonieuse doit pouvoir relayer d’autres types d’émotions : des émotions positives notamment comme la gratitude, la compassion, l’amour et même l’espoir. Sur le plan politique, on l’oublie parfois, il y a eu aussi de nombreux moments de très forte mobilisation autour d’hommes charismatiques (Lincoln, de Gaulle, Obama) qui ont porté l’espoir d’un renouveau. Sur le plan économique, les périodes de l’entre-deux guerres (le New Deal) ou de l’après-guerre (le plan Marshall) ont marqué les esprits parce qu’elles incarnaient un véritable espoir, pas simplement parce qu’elles contribuaient de façon nouvelle à la dynamique de l’économie. Aujourd’hui en Europe, alors que la crise grecque bat son plein et que des discours d’exclusion jaillissent ici ou là, c’est bien un message d’espoir et de rassemblement qui semble nécessaire pour sortir de la crise par le haut.


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