Ortega, Stiegler, Nouvelle Donne et nos rêves…

Ortega image« Telle est la tragique situation intime dans laquelle se trouvent déjà les meilleures jeunesses du monde. De se sentir libres, exemptes d’entraves, elles se sentent vides. Une vie en disponibilité est une plus grande négation de soi-même que la mort. Car vivre, c’est avoir à faire quelque chose de déterminé – remplir une charge – et dans la mesure où nous évitons de vouer notre existence à quelque chose, nous rendrons notre vie de plus en plus vide. On entendra bientôt par toute la planète un immense cri, qui montera vers les étoiles, comme le hurlement de chiens innombrables, demandant quelqu’un, quelque chose qui commande, qui impose une activité ou une obligation. »
José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, 1929.

Stiegler image« Dans la disruption, la volonté, d’où qu’elle vienne, est par avance obsolète : elle y arrive toujours trop tard. C’est un stade extrême de la rationalisation qui est ainsi atteint, formant un seuil, c’est-à-dire une limite au-delà de laquelle est l’inconnu : il détruit la raison non seulement au sens où les savoirs rationnels s’en trouvent éliminés par la prolétarisation, mais au sens où les individus et les groupes, perdant la possibilité même d’exister (car on n’existe qu’en exprimant sa volonté), perdant ainsi toute raison de vivre, deviennent littéralement fous, et tendent à mépriser la vie – la leur et celle des autres. Il en résulte un risque d’explosion sociale mondiale précipitant l’humanité dans une barbarie sans nom. »
Bernard Stiegler, Dans la disruption, 2016.

Il est des rapprochements qui parfois nous éclairent. Des lectures qui rétrospectivement permettent de mieux comprendre un engagement qu’on a fait quelque temps auparavant. Voici 30 mois que j’ai adhéré à Nouvelle Donne. Les propositions qu’on y trouve, la charte éthique, correspondent à ce que je pense depuis longtemps. Mais il existe aussi des motivations plus profondes. C’est ce que la lecture de deux auteurs européens m’a permis de comprendre.

À plus de 80 ans d’écart, deux philosophes très différents tant par l’expression, les références, l’histoire personnelle, la culture nationale (l’un est espagnol, l’autre est français) vivent des angoisses similaires. Celles liées à la perte des repères civilisationnels et celles liées au dépassement de l’individu par des forces non maîtrisées.

Le premier, José Ortega y Gasset (1883–1955)Ortega image 2, philosophe espagnol, libéral, auteur d’une pensée aristocratique, écrivit en 1929 La Révolte des masses. On y trouve l’analyse du basculement européen vers une modernité qui peut aller vers la catastrophe comme vers une vie meilleure. L’issue qu’il préconise est l’unité européenne : « Le temps est maintenant arrivé pour les Européens où l’Europe peut se convertir en idée nationale. » (p.252)

Le second, Bernard Stiegler (né en 1952), philosophe français, qui se déclare penseur de gauche, est l’auteur de nombreux livres. Il a publié en 2016 Dans la disruption, où il poursuit son analyse de notre époque et de son malaiStiegler image 2se, à travers une grille de lecture qui associe les réflexions sur le mécanisme et la technique, les pulsions, le consumérisme, la société du spectacle, et où ses expériences personnelles lui sont un levier pour penser un monde qui réussirait à s’extraire de notre « absence d’époque ».

Dans les deux cas, à partir de philosophies très différentes, ces hommes nous offrent des pensées de l’angoisse et de la démoralisation. À chaque fois, le moment présent, historique, est celui d’un basculement vers « autre chose ». Pour Ortega, cette transformation est celle de l’irruption du nombre des hommes, de la foule, transformation qui s’accompagne de l’abandon du savoir, même par ceux qui savent. Ceux-ci se réfugient dans la spécialisation. Spécialistes d’une seule chose, ils ont l’arrogance du maître, mais en toute chose.ortega 1

Et déjà ici un écho s’entend chez Bernard Stiegler : notre société du consumérisme culturel depuis la fin du XXe siècle nous pousse à une prolétarisation généralisée, c’est-à-dire à une incompétence de chacun face au monde qui nous entoure (cf. Timothy Crawford, Éloge du carburateur). À la spécialisation du savant–ignorant d’Ortega y Gasset répond la bêtise systémique chez Bernard Stiegler. Dans les deux cas, l’adulte attendu pour assumer comme citoyen la démocratie, a régressé au stade de l’enfant.

Ortega 2

Une angoisse les tenaille tous les deux : faut-il acter la fin de la civilisation européenne, comprise comme chaînes de savoirs qui nous lient à travers les siècles aux mondes gréco-romain, médiéval, de la renaissance, au siècle des Lumières ? La fin d’un monde chez Ortega y Gasset, c’est la fin d’un savoir-vivre, la chute d’une culture, d’un savoir-être-au-monde ; mais c’est une destruction encore plus grave chez Bernard Stiegler qui y voit la disparition d’une capacitation individuelle et collective à être et devenir soi. Disparition qui explique les crises de folie individuelle et collective qui touchent nombre de nos contemporains, et qui nous menacent tous. Si Ortega y Gasset ne va jamais aussi loin dans l’amertume et la peur panique, force est de constater que l’histoire a dépassé ses cauchemars …

Or, chez l’un comme chez l’autre, la menace n’est pas tant dans le contexte historique inédit de leur époque, que dans la démoralisation, l’abandon, le renoncement de tous ceux qui peuvent réagir à cette crise.

Ces abandons qui entraînent la démoralisation (la perte du moral comme de la morale), chacun d’entre nous les a ressentis. Mais elle est particulièrement flagrante dans la classe politique qui s’est enfermée à la fois sociologiquement et intellectuellement dans un entre-soi, et qui a renoncé à tout courage politique.

Ortega 3

Le surinvestissement dans la carrière politique de cette caste, où une élection équivaut à un concours de la fonction publique avec la sécurité de l’emploi, a empoisonné le débat politique. Celui-ci, dans sa fonction la plus noble, permet l‘échange, la construction, l’évolution, l’adaptation. Or les gouvernements depuis 40 ans n’ont eu de cesse, non pas de construire avec les citoyens un projet commun de société, mais d’adapter ceux-ci au projet choisi par une catégorie, celle du monde financier. Le pire est qu’ils ont réussi : nous avons accepté une prolétarisation généralisée en échange d’un droit à la consommation devenu pulsionnel.

Il est donc temps, in extremis, de redevenir maîtres de nous-mêmes, c’est-à-dire adultes, donc citoyens. Réinvestir la politique pour ne plus en être les spectateurs, mais les acteurs. Il s’agit de faire de la politique en adéquation avec la société d’aujourd’hui, sans utiliser les grilles des années 1970–1980. Il s’agit de faire des choix pour les 20 ou 30 années qui viennent. Et ne plus s’abandonner au spectacle généralisé et à la consommation pulsionnelle. C’est-à-dire qu’il faut nous revitaliser en rejetant le modèle aliénant promu par les partis de droite et cogéré par les partis de gauche traditionnels. La révolution commence non pas dans la rue, mais par une pratique de soi qui nous arrache à l’angoisse et à la démoralisation, pour créer, ensemble, une société incluante pour tous. Chacun doit tisser cette société avec ses projets de vie, et non avec ceux imposés par la finance, la consommation, l’abrutissement audiovisuel.

Cette recapacitation du citoyen passe par la culture : celle qui nous relie au meilleur de notre passé, qui permet de prendre l’énergie de ceux dont nous sommes les héritiers, pour la transmettre aux générations futures. C’est ce que la société de consommation, qui nous enferme dans le présent, nous empêche de faire, et c’est ce que les plus jeunes nous font payer en hurlant (parfois à la folie) la souffrance des déshérités.

Il nous reste à relever le défi de la démocratie : celui de la liberté qui responsabilise chacun d’entre nous. La démocratie exige une vertu, nous n’y couperons pas. La démocratie ne s’oppose pas aux plaisirs de la vie, mais elle meurt de la paresse engendrée par la société du spectacle et le consumérisme. Cette vertu, c’est la dignité (« La question de la dignité n’est pas une simple question morale, mais une question vitale. », Bernard Stiegler p.368). Tant que nous la refuserons à nous-mêmes comme à ceux qui nous entourent, avec sa beauté mais aussi avec ses exigences, nous accepterons d’échanger nos individualités contre un bien-être factice et en réalité contre un statut d’esclaves. Il faut « avoir le courage de penser contre cette lâcheté qui nous empêche de penser, (…) [de] mener ce combat d’abord contre soi-même – et par tous les moyens qui rétablissent du désir, de l’espoir, de la confiance, du courage et donc de la raison (d’espérer) devant ce qui paraît tout d’abord les rendre impossibles. » (Bernard Stiegler, p.378).

Ce sursaut, c’est par l’intelligence du rêve et de l’imagination que nous pourrons y accéder. Nos deux auteurs se rejoignent là. Ortega y Gasset écrit en 1929 : « L’imagination est le pouvoir libérateur de l’homme. » (p. 230)  Bernard Stiegler lance un appel, lui, « aux hommes et aux femmes politiques historiques à venir » (p. 427) pour surmonter ce qui pourrait devenir catastrophiquement une aporie civilisationnelle : Avoir le courage de rêver « le miracle sans transcendance, sans arrogance (…), miracle ordinaire en quelque sorte… » (p. 436). Il termine en citant Pierre Jacquemain : « Pour faire de la politique, il faut rêver. »

À nous tous d’avoir ce courage. Nous sommes embarqués. Menons la barque !

1 commentaire sur “Ortega, Stiegler, Nouvelle Donne et nos rêves…”

  1. Foucauld Pérotin dit :

    Chouettes, ces notes de lecture ! J’avais déjà prévu de lire La Disruption cet été. Merci pour cette intro et la mise en perspective, cher Cyril.

Les commentaires sont fermés.