Mireille Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde, Seuil, 2016, 140 pages
Mireille Delmas-Marty nous propose dans ce livre une lecture humaniste du droit tel qu’il devrait se développer à toutes les échelles géographiques. Ses réflexions s’ouvrent sur des dispositions politiques (au sens le plus large et noble du terme) qui ne peuvent que ravir les adhérents et sympathisants de Nouvelle Donne. Puisse ce court résumé vous inciter à lire ce beau livre !
I) La thèse et la forme
Mireille Delmas-Marty file la métaphore, tout au long de son livre, d’un monde et une humanité embarqués sur un océan déchaîné, aux vents contraires et qui risquent d’être bloqués dans le pot au noir. Cette image des vents lui permet de montrer que des forces parfois contraires, parfois cohérentes, créent un univers de possibles dans lequel la politique à toutes les échelles peut et doit s’insérer.
Reprenant une idée déjà décrite dans des ouvrages précédents, elle dénonce l’avènement d’une « société de la peur et du contrôle permanent ». Juriste, elle fait « le pari que le droit peut contribuer à protéger le souffle qui nous maintiendrait en vie sans réduire la vie à la survie de l’espèce humaine. » Humaniste, elle « fait appel aux forces imaginantes du droit, non pour augmenter la densité normative, mais pour l’adapter aux dynamiques sociales actuelles en élargissant nos représentations des systèmes juridiques. »
Elle reprend le thème de l’anthropocène pour montrer le « développement sans précédent des interdépendances planétaires ». Elle ne renie pas pour autant le rôle central de l’humanité. Elle souhaite « humaniser la mondialisation : résister à la déshumanisation, responsabiliser les acteurs, anticiper les risques à venir. »
Elle défend l’idée que le danger climatique est une chance (ultime ?) pour l’humanité : « Si le dérèglement climatique fait naître un sentiment de responsabilité suffisamment puissant pour provoquer le sursaut nécessaire, c’est bel et bien une chance pour l’humanité. »
Le projet qu’elle défend in fine est :
1) Avoir des objectifs communs mondiaux : Reconnaître les interdépendances
- humains / monde vivant non humain ;
- entre groupes humains ; entre États ;
- humains / objets « intelligents ».
pour les transformer en un destin commun.
Par quel moyen ? transformer les souverainetés solitaires en souverainetés solidaires. (p.93)
2) Avoir des principes régulateurs pour surmonter les contradictions et leurs tensions nées de la mondialisation.
Ne pas faire disparaître ces tensions (c’est illusoire) mais chercher un équilibre (toujours instable) qui les neutralise entre :
- l’opposition compétition / coopération => faire émerger la notion de solidarité planétaire ;
- l’opposition innovation / conservation => développer le couple précaution et anticipation ;
- l’opposition exclusion / intégration => créer un « pluralisme ordonné » qui mêle l’universalisme des Droits de l’homme et le respect de la diversité des cultures.
3) Vouloirs, savoirs et pouvoirs, la nouvelle trilogie du droit politique pour responsabiliser tous les acteurs
Les décideurs doivent croiser vouloirs et savoirs pour créer des pouvoirs. Les interactions à différentes échelles géographiques sont nécessaires pour inclure tous les acteurs. La responsabilité solidaire doit impliquer tant les États que les entreprises transnationales. Pour celles-ci, par exemple, le « devoir de vigilance, qui implique des procédures d’identification des responsables (entre société-mère, filiales et sous-traitants), peut lever le voile de la personnalité morale et permettre de durcir la soft law en hard law. »
« Partant du constat que la mondialisation semble prise dans un tourbillon de vents contraires, on proposera de se laisser guider par la métaphore du souffle : du souffle comme esprit, à l’esprit comme énergie, puis à l’énergie comme action.
Le souffle comme esprit nous met en quête de la rose des vents qui permettrait de s’orienter en repérant les directions prises par la mondialisation. (…) Elle distinguera quatre vents dominants : l’esprit de liberté, l’esprit de sécurité, l’esprit de compétition, l’esprit de coopération. Elle pourrait aussi indiquer d’autres vents tels que l’esprit d’innovation entre la liberté et la compétition ; l’esprit d’exclusion entre compétition et sécurité ; l’esprit de conservation entre sécurité et coopération ; l’esprit d’intégration entre coopération et liberté. On voit alors les tensions entre vents contraires. » (d’après la page 17).
II) Morceaux choisis
« Face à la révolution de l’anthropocène, il ne suffit pas d’expliciter et de comprendre ce que nous vivons. Il faudrait se donner les moyens de forcer notre destin pour éviter la tragédie que certains annoncent déjà. Forcer le destin, c’est peut-être refuser que le combat opposant les forces d’attraction à celles de répulsion nous impose un choix mortifère entre l’humanité totalitaire et l’humanité divisée (…) » (p.15)
« Les notions de paix et de guerre se brouillent, au point que la punition du crime prend des allures de guerre civile mondiale permanente. » (p.23)
« La métamorphose de l’État de droit démocratique et libéral en état autoritaire, voire totalitaire, se manifeste au confluent du juridique et du politique. (…) Ces dérives se manifestent par plusieurs voies qui souvent s’entrecroisent : la suspension de l’état de droit au nom de circonstances exceptionnelles à la fois urgentes et temporaires ; le contournement par durcissement de la répression contre certaines cibles et dédoublement du système pénal ; le détournement par transfert de pouvoirs tantôt dans l’État (militarisation de la police et/ou de la justice) tantôt en dehors de l’État (privatisation de la force publique). » (p.19)
« Le succès de la politique climatique dépendra largement de la capacité à repenser le modèle économique et à remettre en question une partie des pratiques liées à la globalisation économique et financière. » (p.34)
« L’idéal serait de créer un tribunal international de l’environnement compétent à la fois pour les États et les entreprises. » (p.42)
« Si l’on tente de revenir à l’esprit des Lumières, sortir de l’état de minorité n’est sans doute ni obéir aveuglément à la nature, ni s’en affranchir totalement, mais repenser la question des limites, par exemple en rappelant que la liberté suppose une certaine « indétermination humaine ». L’indétermination semble nécessaire à la survie de l’espèce car elle favorise la créativité et l’adaptabilité ; en même temps elle entretient le souffle de la liberté et institue l’homme comme tel dans sa responsabilité. Au confluent de l’évolution biologique (hominisation) et culturelle (humanisation), l’indétermination humaine permettrait de s’opposer à des processus de déshumanisation. » (p.50)
« L’esprit de sécurité se substitue désormais à l’esprit de sûreté. (…) Alors que l’esprit de sûreté est opposable à la fois au pouvoir de l’État au nom du respect de l’individu et à l’individu au nom du respect de l’ordre public, la sécurité des personnes et des biens se rattache seulement à l’ordre public. (…) Depuis le 11 septembre 2001, la sécurité qui repose sur l’illusion d’une vie sans dangers, légitime l’intrusion dans les libertés individuelles (…). »
« Les sociétés deviennent dès lors des sociétés du contrôle permanent, qui appellent encore et toujours plus de mesures de surveillance et de contrôle, voire d’anticipation et d’exclusion supposées garantir une société parfaite qui n’existe pas. » (p.52-53)
« Plutôt que d’ériger la nature en sujet de droit sans craindre le paradoxe d’une thèse qui part d’une critique de l’anthropocentrisme pour aboutir à donner une forme humaine à la nature en lui attribuant des droits, l’objectif devrait être de reconnaître les devoirs de l’homme à l’égard de la nature et la responsabilité qui en résulte. » (p.54)
« Prendre la responsabilité au sérieux suppose l’abandon du dogme de la compétition auto-régulatrice. » (p.62)
« Renoncer à la croyance dans l’autorégulation des marchés, c’est reconnaître dans la solidarité un principe permettant de combiner compétition et coopération. » (p.89)
« Il faut faire jouer les interactions à la fois verticales, entre forces planétaires et nationales, et horizontales, entre forces politiques, économiques, scientifiques et civiques. » (p.112)
« À terme se pose la question du statut mondial des experts (…). Mais le savoir ne se limite pas aux savants. Le « savoir du vécu », ou savoir des « sachants », notamment des populations autochtones et plus largement des populations les plus pauvres, est aussi une force agissante, qui croise à la fois celle des scientifiques et celle des citoyens. » (p.124)
III) Découvrir Mireille Delmas-Marty
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Mireille Delmas-Marty fut l’invitée de La grande table, France-culture.
Son intervention à l’UNESCO sur le pluralisme nécessaire dans l’universel.
Le dérèglement climatique, une chance pour l’humanité. C’est la conclusion de son livre.
La sécurité par le surencadrement par les normes va contre les libertés.
Il peut être intéressant de compléter la lecture de ce livre avec l’article suivant du CNRS : Le droit peut-il sauver la nature ?
Bonjour Cyril,
Bravo pour cette note de lecture, j’en retiens principalement le point suivant, qui va dans le sens du groupe de travail sur les mouvements de population et les droits humains, et dans la conscience des dérives actuelles:
« La métamorphose de l’État de droit démocratique et libéral en état autoritaire, voire totalitaire, se manifeste au confluent du juridique et du politique. (…) Ces dérives se manifestent par plusieurs voies qui souvent s’entrecroisent : la suspension de l’état de droit au nom de circonstances exceptionnelles à la fois urgentes et temporaires ; le contournement par durcissement de la répression contre certaines cibles et dédoublement du système pénal ; le détournement par transfert de pouvoirs tantôt dans l’État (militarisation de la police et/ou de la justice) tantôt en dehors de l’État (privatisation de la force publique). » (p.19)
Amicalement,
Michèle
Merci Michèle.
La force de Mireille Delmas-Marty est d’avoir un tel esprit de synthèse qu’elle peut associer le thème que tu évoques à d’autres problématiques (l’environnement par exemple) pour montrer que tout fait bloc. C’est ce qui m’a attiré aussi dans la logique de Nouvelle Donne.