Trois questions à Thomas Le Roux

Thomas Le Roux est chargé de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CRH-EHESS). Il est co-auteur, avec François Jarrige, d’un ouvrage récemment publié au Seuil, La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel. Il a accepté de répondre à nos questions sur un sujet qui nous tient particulièrement à cœur.

Les travaux historiques montrent que la course à l’industrialisation et les impacts environnementaux qui en résultent ne sont pas une fatalité, mais que des choix conscients ont été faits à plusieurs moments. Quels sont ces moments de rupture ou de choix essentiels ?

Aucune société n’est en effet indifférente aux nuisances provoquées par les activités de production. Bien souvent, les réponses sont prises à l’échelle des pollutions constatées. Aussi loin que l’on peut remonter, on trouve de très nombreux arbitrages qui sont effectués pour délimiter la coexistence d’un atelier ou d’une usine et de son environnement, plus ou moins large. D’un phénomène local, le problème des pollutions s’est transformé en un phénomène global depuis 300 ans. C’est pourquoi le terme de « nuisance », très souvent utilisé avant 1850, est progressivement remplacé par celui de « pollution ». Le changement de terme indique par ailleurs deux façons de traiter le problème, et place les années 1800 au cœur d’un changement de paradigme dans la lutte contre la pollution. Disons qu’avant 1800, l’approche est majoritairement juridique : il faut respecter la maxime (issue du monde médiéval) de la jouissance de propriété sans provoquer d’effets négatifs sur celle d’autrui. C’est pourquoi les règlements et la répression à l’égard des pollutions étaient très sévères. S’ajoutait une incertitude médicale sur les effets des émanations, et partant de là, un principe de prévention opératoire (ce que l’on appellerait de nos jours le principe de précaution, mais avant 1800, il s’agit d’une attitude partagée qui permet aux autorités d’avoir des politiques préventives proactives). Avec la révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle, un basculement des régulations s’opère.

Stoke-on-Trent (The potteries), carte postale de la fin du XIXème siècle. Les cheminées fumantes sont aussi vues comme signes de prospérité.

Certes, les pollutions sont toujours craintes, mais, sous la pression de la compétition économique, et avec l’idéologie du progrès technique, l’industrie est de plus en plus assimilée à la prospérité et à l’intérêt général. Par ailleurs, des scientifiques (surtout des chimistes) acquièrent un nouveau statut qui les place au cœur de l’expertise, nécessaire aux décisions politiques. Sous la pression de l’industrialisation et sous leur influence, les pollutions deviennent un enjeu plus technique que social. C’est ainsi qu’entre 1790 et 1830, les principaux règlements coercitifs à l’encontre des pollueurs sont démantelés pour être remplacés par la loi, dont l’application est remise dans les mains d’une administration bienveillante envers l’industrie, et qui s’appuie sur l’expertise scientifique pour résoudre les problèmes. Ce nouveau paradigme, gravé dans la loi de 1810 (en France) s’étend à tout l’Europe puis au reste du monde au cours du XIXe siècle. Depuis 300 ans, il s’agit de la principale rupture. Mais les guerres du XXe siècle constituent une autre rupture. Ces moments permettent de déroger au droit commun pour beaucoup de domaines qui touchent aux pollutions, ils permettent aussi d’expérimenter l’emploi de produits toxiques (comme par exemple le DTT), qui se transforment en usage régulier après guerre. Surtout, les guerres sont énergivores et mobilisatrices en ressources : elles restructurent les économies et les infrastructures, sur lesquelles reposent ensuite les sociétés. Depuis les premières étapes de l’industrialisation, nous vivons toujours dans un monde où domine la résolution des conflits de pollution par la réparation (le principe « pollueur-payeur »), et la croyance en l’amélioration technique comme gage d’amélioration sanitaire. Il s’agit d’une impasse, car le social et l’environnement ne sont absolument pas pensés par ce système essentiellement technique et financier. Aucun signe tangible ne montre actuellement une autre rupture dans les régulations, malgré le changement d’échelle des pollutions.

La dégradation de l’environnement accentue les inégalités sociales. Le lien entre ces deux phénomènes est-il obligatoire ou est-il dû au contexte socio-politique dans lequel ils se développent ?

Coalbrookdale fut l’un des berceaux de l’industrialisation en Angleterre. On y produisait de la fonte au coke. Philippe-Jacques de Loutherbourg, Coalbrookdale de nuit, huile sur toile, 1801, Londres, Science Museum.

Sur les 300 ans de notre étude, il est en effet frappant de constater la corrélation entre la pollution et les inégalités sociales, à travers les dynamiques spatiales des deux phénomènes. Par le jeu des localisations (préventives ou de fait), les bassins d’emploi, les coûts de la main d’œuvre, etc., les usines polluantes sont généralement situées dans des zones où habitent les plus pauvres d’une société donnée. On trouve de nombreuses exceptions mais qui ne permettent pas de contester ce fait historique. Cette association entre la pollution et les territoires déshérités se réalise à plusieurs échelles, celle du quartier, celle de la ville, celle de la région, celle du monde. Avant 1830, du fait de la lenteur des transports, de la faible échelle des pollutions, c’est majoritairement à l’échelle du quartier ou de la ville que l’on constate ces inégalités. Ainsi, à Paris, ce sont les quartiers populaires du nord-est qui accueillent le plus d’industries polluantes. Après 1830 et l’avènement du charbon et du chemin de fer, des bassins industriels se dessinent, souvent proches des mines (pensons au bassin minier du Nord), et ces territoires où vivent les plus fortes proportions de populations ouvrières, souvent très pauvres, sont les plus touchées par les pollutions. La ségrégation étant encore plus forte aux États-Unis, de nombreuses études ont montré comment les territoires sociaux se façonnent au XXe siècle dans les villes industrielles (Gary, Pittsburgh par exemple) en fonction des pollutions. Certaines études très fines ont mis en évidence des taux de polluants proportionnels au taux de pauvreté. Avec la mondialisation, les pollutions se reportent sur les territoires des pays en développement (où l’échelle des quartiers et des villes continue d’agir), alors même que les produits fabriqués découlent essentiellement de la consommation des pays riches, qui sont eux, peu à peu, vidés des industries les plus polluantes. La pollution est donc sources d’accroissement des inégalités dans le monde et au sein de chaque territoire, à toutes les échelles étudiées.

Pittsburgh en 1902. Lithographie par Thaddeus Mortimer Fowler. Library of Congress Geography and Maps division

Votre épilogue n’est pas le moins angoissant : une prise de conscience suffit-elle selon vous à renverser une évolution bicentenaire de nos sociétés ?

Le but n’était pas d’angoisser, mais de rendre lucide. On ne peut pas parler de développement durable (un oxymore) en continuant de produire toujours plus de plastiques (sur les 8 milliards de tonnes produites depuis l’invention du plastique, 6 Mds ont été jetées dans l’environnement, la plupart dans la mer), toujours plus de charbon, de pétrole, de voitures, et d’inciter à toujours plus de commerce international.

S’il est vrai que l’amélioration technique peut permettre une moindre pollution par unité produite, la hausse vertigineuse de la consommation anéantit ces efforts qui ne permettent en fait qu’aux entreprises de s’adapter à des nouvelles normes, mais qui ne résout pas le phénomène dans son ensemble. Aujourd’hui, tous les indicateurs sont au rouge, et bien que des alarmes aient été régulièrement publiées, la gestion par la technique et la finance n’a jamais permis de faire diminuer les pollutions ; c’est un constat historique irréfutable. Cela fait 200 ans que les autorités tentent d’appliquer une démarche qui tente de protéger l’environnement tout en stimulant la croissance (qui est prioritaire). Tant que nous resterons prisonniers de ce discours, la pollution ne sera pas résolue. De notre point de vue, les régulations d’Ancien Régime adoptaient une autre démarche. Sans préconiser une reprise de cette approche essentiellement juridique, cela montre que le paradigme actuel n’est pas une fatalité, il a existé d’autres approches, qui n’ont pas empêché les sociétés de fonctionner : c’est seulement en pensant l’organisation sociale dans son ensemble que l’on pourra espérer sortir du cycle toxique liant technique et finances.


On lira avec profit également, et pour compléter la réflexion offerte par les travaux de Thomas Le Roux :

Faraday donnant sa carte de visite au Père La Tamise. L’état pitoyable du fleuve anglais au XIXème siècle provoquait des réactions de caricaturistes.