C politique : La Belle et le Sauvage

L’espace de la télé, en principe sous contrôle total, nous réserve des surprises quand il craque lors d’un direct. Karim Rissouli y avait-il pensé ce froid dimanche 21 Janvier en présentant les intervenants de son émission « C politique » sur France 5 ? Il règne une ambiance particulière sur ce plateau, à la fois polie, sérieuse et pertinente, qui est depuis sa création la clé de son succès d’audience. On y voit des gens civilisés, éduqués et parés à tout, débattre avec intelligence grâce à leur solide connaissance des codes de la profession. La décision avait été prise par le gouvernement de mettre un terme au projet d’aéroport à Notre Dame des Landes et par conséquence en finir avec la ZAD. Les chroniqueurs autour de la table préparent gentiment leurs dossiers et leurs questions à ce propos, quand apparaissent à l’écran les deux invités. Un choc.

D’un côté, une jeune femme brune aux longs cheveux, souriante et posée, habillée avec la classe naturelle de celles dont le choix des vêtements et le chic de l’ensemble soulignent le plus simplement possible leur position sociale. Elle s’appelle Brune Poirson, et Macron l’a faite princesse au ministère de l’écologie, tremplin évident vers un poste plus important à en croire sa courte bio de jeune femme bien sous tous rapports, qui a été l’élue surprise de la région PACA suite au renoncement de Marion Maréchal Le Pen dans la même circonscription. Âgée de 31 ans, la jolie Brune a déjà travaillé aux lointaines Amériques et en Inde où elle s’occupait d’eau potable, d’où son poste au ministère de l’écologie.

Fort différent est son interlocuteur : un grand aux cheveux longs et à la barbe en épi ayant bénéficié d’un rasage sommaire juste avant de passer à l’antenne, les yeux perdus au loin, vêtements hippies et probables odeur de fromage de chèvre dans le studio, comme s’il n’était pas encore sorti des sentiers boueux de la ZAD, l’air décalé, et pour résumer pas du tout à sa place. Encore moins quand il décline son identité : « appelez-moi Neuf-Neuf, c’est mon pseudo zadiste ». Pourquoi pas Neu-Neu ? ont dû penser nombre de téléspectateurs, vu son air con à première vue.

Les questions se mirent à fuser : Karim, Brune, Camille, Neuf-Neuf, Thomas, aller-retours sur la décroissance, la société libérale, une évacuation douce ou brutale, etc. Intéressantes problématiques, certes, mais toutes connues et commentées ailleurs depuis trop longtemps pour nous retenir une fois de plus. En principe, tout le monde aurait dû zapper. Mais il se passa quelque chose, une sorte d’échange dans l’échange, sans paroles, entre la jeune ministre et le zadiste qui tous deux crevaient l’écran. Tandis qu’elle s’adressait à lui avec l’aisance de sa position sociale pour évoquer les bienfaits des décisions macroniennes sur le sujet, Neuf-Neuf répondit sur autre chose, peu importe, en articulant lentement, comme si le séjour prolongé dans l’utopie de la ZAD avait altéré son élocution. Mais en fait, sans qu’on puisse l’entendre, avec les yeux, il lui tint à peu près ce langage :  » Viens ma belle, allons dans mes bois contestataires qui, je le sais, vont accueillir nos étreintes, nos vies auront un sens loin de cette émission, laissons tous ces gens discuter des bêtises humaines entre eux « . Le studio parut se dissoudre, les chroniqueurs à l’arrêt, suspendus sur leurs sièges hauts. La belle brune se fit dévorer en direct par l’insolite bête décivilisée, elle devint la lady Chatterley d’un amant découvert presque trop tard, durant cette traversée de l’espace télévisuel pour elle, et celui de la contestation champêtre pour lui, Neuf-Neuf, l’impossible bûcheron qui campe depuis des années sur la piste d’un aéroport qui ne se fera pas, et qui est finalement venu s’emparer de sa belle inattendue en direct à la télé.

Ce fut intense, et sans doute la chose la plus vraie sur un écran depuis fort longtemps, parce qu’on pouvait aussi bien ne rien voir de tout ça. La télé avait réussi cette unique fois l’impossible capture de l’imaginaire en direct. Puis le débat prit fin comme il avait commencé, poliment, et les choses se rangèrent à leur place sur les étagères de l’audiovisuel. On peut se demander si tout cela ne fut pas une simple illusion, et d’ailleurs il est probable que ces deux êtres que tout sépare dans la société ne se rencontreront plus jamais dans tous les cas.

Marc Beirnaert